Observatorium 30 | 01.05.2019 | Partout dans le monde, dès le début des années 2000, le phénomène de « rétrécissement » ou de « fermeture » de l’espace de la société civile est identifié et fait l’objet de nombreuses analyses. En Europe, les études se concentrent sur les pays d’Europe Centrale et Orientale ou sur les Balkans occidentaux. Peu d’attention est portée aux évolutions des pratiques dans les démocraties bien établies du continent européen. Pourtant, selon l’organisation non-gouvernementale Civicusi, l’espace civique a « rétréci » dans douze pays de l’Union européenne (Autriche, Bulgarie, Croatie, Espagne, France, Grèce, Italie, Lettonie, Pologne, Roumanie, Royaume Uni et Slovaquie) et est même « empêché » en Hongrie.
Même s’il n’y a pas de menace proche en Europe occidentale, des acteurs politiques autoritaires ou non-démocratiques gagnent en pouvoir. Il est important d’évaluer le niveau de risque dans certains pays et les liens éventuels entre le rétrécissement de l’espace de la société civile et la montée d’extrémismes ou le durcissement sécuritaire du discours public par rapport aux droits fondamentaux. Ceci est une précondition, pour arrêter des violations de libertés civiques où elles ont commencé, pour les anticiper et pour les prévenir si possible. En effet, les soutiens de bailleurs externes ont été une réponse vitale au rétrécissement de l’espace civique dans le monde, mais qui pourra jouer ce rôle si la situation continue à se dégrader dans les pays d’Europe occidentale où la plupart de ces acteurs sont eux-mêmes basés ?
Les rares analyses du rétrécissement de l’espace démocratique en Europe occidentale portent sur des cas ponctuels, des mesures particulières, des groupes cibles ou des pays spécifiques. À ce jour, aucune étude globale n’a été menée pour savoir si les phénomènes identifiés représentent un rétrécissement général de l’espace civique affectant différents secteurs du quotidien avec de possibles répercussions à l’international. Dans l’ensemble, le sujet n’a pas attiré de l’attention en dehors des publics concernés, des experts et d’une partie du secteur philanthropique touché directement ou via ses partenaires. Cette vision paneuropéenne du phénomène fait défaut, de même qu’une attention plus large de l’opinion publique sur le sujet.
En novembre 2018, une déclaration commune de la société civileii a exhorté l’Union européenne à défendre le rôle de la société civile dans le respect de l’article 2 du Traité sur l’Union européenne qui fixe les valeurs fondamentales de l’UE, à sécuriser l’espace de la société civile pour qu’elle puisse agir, à documenter et à prendre en compte les défis auxquels la société civile fait face (y compris l’élargissement du champ de l’Initiative sur l’état de droit annoncée par la Commission européenne pour 2019), à protéger la société civile d’attaques et à défendre le rôle des organisations de la société civile (OSC) quand cette dernière est menacée au niveau national.
Le 20 mars 2019, le Comité économique et social européen – l’institution consultative de l’Union européenne dans laquelle le tiers secteur est représenté – a adopté un avis d’initiative sur « Une démocratie résiliente grâce à une société civile forte et diverseiii ». Ses recommandations incluent la préservation des financements européens pour la société civile, un soutien spécifique aux OSC pour lesquelles le soutien public national est réduit pour des motivations politiques, la réduction des charges administratives pour la société civile dans les relations de financements européens et l’introduction d’un mécanisme pour veiller à l’état de la démocratie dans les pays membres.
Identifier les premiers signes de rétrécissement de l’espace
Mesurer la fermeture de l’espace civique est un exercice délicat. Il s’agit d’une démarche hautement politique et le contexte joue beaucoup. S’y ajoutent l’absence de critères communs de comparaison et de mesure des restrictions légales et normatives justifiées qui limitent l’activité de la société civile dans la durée. En conséquence, il est particulièrement difficile d’identifier les premiers signes du rétrécissement de l’espace et de déterminer si les restrictions observées sont exceptionnelles ou si elles sont le début d’un rétrécissement dans la durée. Il est cependant crucial de repérer des signes avant-coureurs d’alerte et de les analyser avec le plus grand soin. De manière générale, y compris pour quelques exemples européens, on a souvent manqué de cette vigilance précoce pour prévenir le développement de tendances négatives.
Pour prendre conscience du risque du rétrécissement de l’espace civique, en Europe et ailleurs, nous devons accorder de l’attention aux dimensions multiples du phénomène : état des libertés d’association, de rassemblement et d’expression ; formulation légale du concept d’intérêt général ainsi que son application ; envergure de l’environnement de soutien pour la société civile octroyé par l’État ; nombre et diversité des OSC ; nature des restrictions observées (uniquement pour des groupes spécifiques ou pour le secteur dans son ensemble) ; environnement financier légal et normatif ; niveau de charges administratives pour la société civile ; comportement des organismes d’application de la loi ; instrumentalisation d’arguments sécuritaires ; narratif sur la société civile, y compris les campagnes de diffamation et de harcèlement ; et existence et accès aux instruments de consultation avec les décideurs.
Deux facteurs rendent une analyse précise de la situation en Europe occidentale particulièrement difficile. Tout d’abord, les conditions pour la société civile y sont relativement bonnes comparées à la plupart des autres régions du monde. Pourtant, la situation doit être mesurée et jugée par rapport aux meilleurs standards de la région et non par rapport à la moyenne mondiale. Deuxièmement, pointer des fissures en cours et potentielles dans la démocratie peut devenir un sujet hautement politique dans beaucoup de pays. En dénonçant des cas précis de restrictions sur la société civile, leurs auteurs risquent d’être taxés de critique partisane et leur propos écarté, au lieu de vérifier une alerte donnée sur une réalité nouvelle.
Des exemples en Allemagne, en France et au Royaume-Uni
En Allemagne, après cinq années de procédure judiciaire, Attac – un mouvement international pour des alternatives dans le processus de mondialisation – a perdu sa reconnaissance d’intérêt général, concept de bien commun et catégorie fiscale pour des organisations qui poursuivent des objectifs sociétaux et constitutionnels en 2019. Au motif que l’organisation est trop « politique » et que ses activités vont au-delà de l’éducation civique et de campagne. La Deutsche Umwelthilfe – association environnementale de veille, de plaidoyer et d’éducation, prestataire de service auprès du gouvernement fédéral pour la veille du respect de normes environnementales par les entreprises – a été critiquée par quelques-unes de ses cibles de faire de l’argent par les recours en justice qu’elle initie et sa reconnaissance d’intérêt général est également en jeu. Si des organisations perdent leur reconnaissance d’intérêt général pour être classées trop « politiques », ceci remet en question la définition-même d’« intérêt général ». De nombreuses organisations pourraient être concernées si elles se voient attaquées.
En France, après l’état d’urgence instauré de 2015 à 2017 suite aux attaques terroristes, le gouvernement a transposé quelques mesures d’état d’urgence dans la législation anti-terroriste régulière. Pendant l’état d’urgence, la France avait également décidé de ne pas appliquer une partie de la Convention européenne des droits de l’homme. ivLe suivi de l’application de ces mesures (comme d’ailleurs déjà sous l’état d’urgence) a montré que le principe d’égalité de tous n’a pas été respectév quant au respect de l’accès aux droits. Pendant la conférence des Nations unies sur le changement climatique en 2015 à Paris, les autorités publiques ont également utilisé l’état d’urgence pour interdire des manifestations et quelques activistes ont été mis en détention préventive pour des raisons sécuritaires. La baisse du soutien public prive la société civile de moyens de dénoncer des droits qui pourraient être violés par la législation anti-terroriste.
La nouvelle législation fiscale française réduit de manière significative le nombre de bénéficiaires ainsi que le montant des avantages fiscaux en cas de donations à des organisations d’intérêt public. Ceci impacte de nombreuses OSC qui dépendent de ces dons. Et, comme pour la Deutsche Umwelthilfe en Allemagne, début 2019, le gouvernement français a refusé le renouvellement de l’agrément de Sherpa – une association anti-corruption et anti-évasion fiscale – qui se porte partie civile dans des procès de corruption.
Au Royaume-Uni, en 2016, un rapport exhaustif de la Charities Aid Foundation mis à jour en 2017vi ainsi qu’une notevii par le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association expriment une tendance inquiétante dans les mesures qui affectent la société civile. Une inquiétude particulière concerne (i) l’impact de la Transparency in Lobbying, Non-Party Campaigning and Trade Union Administration Act (loi sur la transparence dans le lobbying, les campagnes des organisations non-partisanes et des administrations de syndicats) de 2014 qui a créé de l’incertitude sur le périmètre des activités autorisées des OSC et a découragé des organisations de faire campagne contre le monde de l’entreprise ; (ii) les clauses introduites par le gouvernement dans ses contrats de soutiens financiers en 2016 qui interdisent aux bénéficiaires de critiquer le gouvernement ; et (iii) le risque de la législation anti-terroriste de limiter l’accès des OSC aux soutiens et aux services financiers.
Mieux vaut prévenir que guérir
Toute tendance embryonnaire allant vers une approche gouvernementale plus restrictive envers la société civile dans des pays d’Europe occidentale aura des répercussions dans le monde entier – par une érosion croissante de son pouvoir d’exemple et parce que sa capacité à protéger et à promouvoir la société civile à l’étranger, y compris dans d’autres pays européens, est amoindrie. Ceci est également important pour la sécurité des partenaires d’institutions philanthropiques et pour les bailleurs d’acteurs civiques européens à l’international. S’ils se voient par exemple obligés de communiquer des informations détaillées sur leurs partenaires du fait de nouvelles règles, ceci peut potentiellement mettre en danger les organisations et les défenseurs des droits de l’homme dans le monde.
En évitant tout alarmisme, il est important également pour les sociétés en Europe occidentale de regarder ce qui se passe devant leurs portes par rapport à un potentiel rétrécissement de l’espace civique. En suivant simplement la logique du principe de précaution « mieux vaut prévenir que guérir ». Les pays d’Europe occidentale ne sont pas obligés de regarder très loin pour voir ce qui peut arriver quand des signes d’alerte précoce de tentatives de restrictions par des libertés civiques sont violées ou ignorées.